Actions collectives pour agression : pourquoi les assureurs devraient-ils s’y intéresser

  • Étude de marché 15 juin 2023 15 juin 2023
  • Amérique du Nord

  • Assurance et réassurance

Depuis le début des années 2000, d’innombrables scandales concernant des agressions sexuelles du passé ont choqué la population partout dans le monde. En Amérique du Nord, un type particulier d’organisation a vu les scandales se multiplier plus que chez les autres : les congrégations religieuses.

Le Québec est loin d’avoir été épargné par cette tendance désastreuse, et puisqu’un recours pour agression sexuelle est maintenant rendu imprescriptible dans la province, des dizaines d’actions collectives ont été portées contre des congrégations religieuses pour des actes remontant aussi loin qu’à 1940. 

L’action collective est favorisée, parce qu’elle est entreprise au nom d’un groupe dont le nombre exact de victimes demeurera inconnu jusqu’au stade des réclamations. De plus, elle permet aux victimes identifiées de demeurer anonymes face au public, et les tribunaux ont l’habitude de prévoir des ordonnances d’anonymat, de confidentialité et de non-publication dès le stade de l’autorisation. 

Malheureusement, aucune action collective ne s’est rendue à jugement au Québec sur les questions de couverture en jeu. Les recours de ce type ont toujours été réglés à l’amiable. Il y a présentement près de dix actions collectives actives qui impliquent des actions en garantie contre deux ou plusieurs assureurs sur des questions de couverture pour lesquelles les tribunaux ne se sont jamais prononcés. Un jour ou l’autre, toutefois, un jugement sera rendu sur ces questions et risque de révolutionner les pratiques de souscription de tous les assureurs faisant affaire au Québec et au Canada. 

Les motifs de négation de couverture
Les motifs invoqués par les assureurs impliqués dans ce type de procédure divergent, car chaque police d’assurance émise se distingue l’une de l’autre, tant sur le plan du vocabulaire employé que sur celui des conditions et des exclusions. Analysons donc les principaux enjeux de couverture.

    Événement contre réclamation
Pour justifier l’implication d’assureurs ayant émis des polices d’assurance responsabilité longtemps après la survenue des agressions alléguées, les congrégations religieuses mettent de l’avant la théorie du continuous trigger (sinistre continu). Il s’agit d’une notion de common law selon laquelle des assureurs successifs demeurent responsables de couvrir un dommage qui se perpétue sans avoir été raisonnablement découvert. Le problème est que cette théorie a été élaborée de façon à s’appliquer uniquement à des réclamations pour dommages aux biens ou à la propriété, et non pas aux réclamations pour blessures corporelles. L’exemple parfait serait une infiltration d’eau qui persiste pendant plusieurs années; selon la notion du continuous trigger, tous les assureurs ayant émis des polices d’assurance de type « biens » pendant les années visées seraient responsables des dommages, mais au prorata de ceux subis durant la période de couverture.   

Il serait absurde de faire valoir un tel argument pour que cette théorie puisse s’appliquer à des agressions ayant été commises 30, 40 ou même 50 ans avant l’émission de la police d’assurance. En effet, il est impossible de lier un assureur à des circonstances survenues des décennies avant l’émission de sa police d’assurance et dont il n’aurait aucune connaissance au moment de la souscription. Le consentement des assureurs serait ainsi naturellement vicié. Considérons par exemple une personne qui subit des séquelles toute sa vie en raison d’un incident lui ayant causé des blessures corporelles et ayant eu lieu dans un magasin à grande surface. Dans une telle situation, il faut tenir pour acquis que chaque assureur qui couvrira la responsabilité du magasin pour les 10, 20 ou 30 prochaines années pourrait devoir indemniser la victime. 

Une seule décision de jurisprudence concerne précisément la pertinence de l’application de la théorie du continuous trigger dans le cadre d’une action collective pour agression sexuelle, soit la décision Synod1. Dans cette décision de l’Alberta rendue en 2004, la cour rejette du revers de la main l’application de la notion du continuous trigger. Effectivement, elle fait remarquer que cette théorie doit s’appliquer seulement si le dommage n’est pas apparent et ne peut être facilement découvert. Dans le contexte d’une agression, la cour précise que la notion ne peut s’appliquer, parce qu’il est impossible pour une victime d’ignorer qu’elle a été agressée. De manière plus importante, la cour souligne que l’application de la théorie du continuous trigger dans ce contexte transformerait une police d’assurance émise sur base d’événement en une police d’assurance émise sur base de réclamation présentée. Étant donné que cela viendrait modifier la nature même de la police, la théorie ne peut servir à obliger les assureurs – plus précisément, ceux ayant émis des polices à des périodes autres que celles pendant lesquelles les agressions alléguées seraient survenues – à fournir une couverture quelconque. 

Comme il n’existe pas de décision locale sur le sujet, tous les assureurs ayant émis des polices d’assurance depuis 1940 pour les congrégations religieuses actuellement poursuivies se voient impliqués par voie d’actions en garantie. Néanmoins, ces dernières ne peuvent s’appuyer sur un précédent qui permettrait de procéder à un débat sur un rejet interlocutoire. Bref, la question demeure, et l’enjeu de couverture reste majeur. 

    Acte intentionnel
L’article 2464 du Code civil du Québec (C.c.Q.) prévoit que nul assureur ne peut être tenu responsable de l’acte intentionnel de son assuré. D’ailleurs, l’acte intentionnel et l’acte criminel sont des motifs de négation de couverture reconnus par la loi et la jurisprudence. Puisque l’agression reste par sa nature un acte intentionnel et très souvent criminel, n’est-il pas raisonnable de croire que ce motif devrait permettre aux assureurs de nier couverture à des congrégations religieuses accusées d’agressions dans des actions collectives? Ce n’est malheureusement pas aussi évident. 

En fait, il existe un précédent canadien sur le sujet qui n’est pas en faveur des assureurs. Dans la décision Bathurst 20182 du Nouveau-Brunswick, le diocèse avait procédé à une réconciliation et avait indemnisé des victimes d’agression pour des sommes dépassant 4 M$. Par la suite, le diocèse a poursuivi son assureur Aviva pour le montant des règlements payés (un peu plus de 3,3 M$) à des victimes agressées pendant les années 1970, c’est-à-dire la période de couverture du diocèse. Aviva avait nié couverture pour acte intentionnel. 

Lors de l’audition, la connaissance des agressions par le diocèse et ses dirigeants a pratiquement été admise, car ceux-ci ont témoigné savoir qu’elles avaient été commises par certains de leurs membres et ils les avaient mutés dans d’autres lieux en conséquence. Aviva argumentait que le diocèse – en tant qu’entité juridique – savait que des agressions avaient été commises et devait savoir qu’elles continueraient de l’être par les membres et que ces actes d’agression devaient être perçus comme étant intentionnels. 

Or, la cour a refusé l’argument, jugeant que le diocèse et ses dirigeants avaient été particulièrement négligents, mais n’avaient pas délibérément causé les blessures corporelles subies par les victimes des agressions. 

Aviva est allée en appel, mais l’a ensuite abandonné et a admis avoir nié couverture pour des motifs injustifiés dans le cadre de la décision sur l’appel de l’incident3. Cette décision crée un certain obstacle à l’argument d’acte intentionnel dans le contexte d’actions collectives pour agression. Cependant, il importe de souligner que le cas de Bathurst se distingue des dossiers québécois pour plusieurs raisons. 

D’abord, le dossier de Bathurst a trait aux agressions survenues pendant la période de couverture d’Aviva, et non pas à celles survenues longtemps avant cette période, comme c’est le cas pour plusieurs assureurs impliqués aujourd’hui. Par ailleurs, la question sur l’application de la théorie du continuous trigger n’a toujours pas été réglée. De plus, un jugement au Québec sur le sujet devrait prendre en considération l’article 2464 du C.c.Q. Enfin, dans le dossier de Bathurst, l’application d’exclusion d’agression n’a aucunement été traitée.  

    Exclusions d’agression
La jurisprudence en matière de réclamation d’assurance présente que l’assuré a le fardeau de démontrer qu’elle est couverte par une police. Si ce fardeau est rencontré, il y a alors renversement de fardeau à l’assureur de démontrer le contraire ou qu’une exclusion s’applique à la réclamation. Si, à son tour, l’assureur rencontre un fardeau au moment de prouver l’application de l’exclusion, il y aura un renversement final à l’assuré. Ce dernier devra ensuite prouver en quoi l’exclusion ne s’applique pas, ou plutôt pourquoi elle n’est pas valable en l’espèce. 

Dans ces circonstances, les assureurs ayant inclus dans leurs polices d’assurance des exclusions pour réclamations relatives à des agressions sexuelles sont probablement les mieux placés pour justifier une négation de couverture dans les actions collectives connexes contre diverses congrégations religieuses au Québec. En tenant pour acquis que l’exclusion est claire, il devrait y avoir renversement de fardeau à l’assuré. De surcroît, il est à prévoir que ce dernier argumentera que l’exclusion est ambiguë, exagérée ou contraire aux attentes raisonnables. Toutefois, chacun de ces arguments implique un fardeau de preuve très élevé. Les assureurs ayant inclus ces exclusions ont ainsi de meilleures chances de justifier une négation de couverture, et ce, même si tous les autres arguments de négation ne sont pas retenus par un tribunal. 

Un regard vers l’avenir
Au cours des prochaines années, l’implication de nombreux assureurs comme défenderesses en garantie continuera dans les actions collectives pour agression, et ce, jusqu’à ce qu’un jugement soit rendu sur les questions de couverture. Un problème persiste : ces recours sont toujours réglés à l’amiable, en grande partie pour des raisons économiques. Actuellement, il y a plus de 30 actions collectives contre des congrégations religieuses au stade de l’autorisation, plusieurs autres contre différents types d’organisations (notamment d’ordre sportif et scolaire), et certaines liées aux pensionnats autochtones ont commencé à être déposées et ont même été autorisées. À moins de vouloir investir des dizaines de millions de dollars dans le règlement de tous ces dossiers, les assureurs devront forcément s’intéresser aux actions collectives pour agression.     
 


[1] Synod of the Diocese of Edmonton v. Lombard General Insurance Company of Canada, 2004, ABQB 803

[2] Évêque catholique romain de Bathurst c. Aviva, compagnie d’assurance du Canada, 2016 NBBR 174 et
 
Aviva Insurance Company of Canada c. L’Évêque catholique romain de Bathurst, 2018 NBCA 64

[3] Aviva Insurance Company of Canada c. L’Évêque catholique romain de Bathurst, 2018 NBCA 64

Fin

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